Derrière le cliché, le Liban

Cette photo, prise à Beyrouth au lendemain de la guerre, a fait le tour du monde. Pour beaucoup, elle symbolisait la réalité d’un pays profondément divisé entre la bourgeoisie occidentalisée et la population chiite rangée derrière le Hezbollah. Pourtant, la vérité est bien différente. Ces jeunes gens - toutes confessions mêlées - retrouvaient tout simplement leur quartier, consternés par les dévastations d’un mois de bombardement. Enquête.

Gert Van Langendonck a enquêté et retrouvé les jeunes libanais photographiés sur ce cliché de Spencer Platt qui a reçu le prix de la meilleure photo de presse de l’année.

Il était 13 Heures, ce 15 août, le deuxième jour du cesser-le-feu qui avait mis fin aux 33 jours de guerre entre Israel et le Hezbollah, et tout le Liban était en état de choc.

Alors que des dizaines de milliers de réfugiés du sud s’entassaient sur les routes pour regagner leurs foyers, de nombreux libanais se rendaient à Dahiye, la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah. Certains venaient voir ce qui subsistait de leurs maisons après les bombardements massifs d’Israel. D’autres étaient de simples curieux.

C’est à ce moment qu’une voiture rouge attira l’oeil du photographe Spencer Platt. Il prit cinq ou six clichés, mais ce fut le seul qu’il transmit à son agence.

"J’ai aimé cette image, car elle montrait un autre aspect extraordinaire de Beyrouth" dit Platt, depuis son appartement New Yorkais. "C’est important de montrer ces clichés, ces réfugiés, parce que c’était la réalité à ce moment là. Mais c’est aussi Beyrouth. C’est ce clivage qui fait de Beyrouth une ville si fascinante. Mais je n’ai jamais pensé avoir pris LA photo".

Jad Maroun et ses soeurs Bissan et Tamara ne ressentaient rien de bien fascinant en cette après midi ensoleillée. Bien qu’ils soient chrétiens, ils vivent tous à Dahiye, quartier aujourd’hui majoritairement chiite, mais qui était à l’origine chrétien. Au commencement de la guerre, ils ont fui les bombardements et se sont installés à l’hotel Plazza, dans un quartier sunnite. C’est là qu’ils ont fait la connaissance de Nour Nasser, un musulman et de Liliane Nacouzi, une chrétienne, qui travaillaient comme serveurs dans une sandwicherie de l’hotel. Eux aussi étaient réfugiés et avaient fui la banlieue sud.

C’est là également qu’il ont rencontré Lana El Khalil, la propriétaire de la voiture. El Khalil, qui se déclare athée, avait laissé son appartement à Hamra à des chiites réfugiés du sud, et habitait chez ses parents, mais n’y était presque jamais. Quand la guerre a commencé, elle participait à une manifestation au centre de Beyrouth en solidarité avec la cause palestinienne. Dès que les bombardements ont commencé, elle s’est lancée dans l’action humanitaire, en rejoignant l’ONG Samidoun, créée spécialement pour venir en aide aux réfugiés du sud liban.

Durant les premiers jours du conflit, elle aida à l’évacuation des personnes qui étaient bloquées à Dahiye. Plus tard, elle transporta des médicaments et des vivres dans le voisinage en utilisant sa petite décapotable.

Quand Jad et ses amis lui ont demandé si ils pouvaient emprunter la mini cooper pour aller constater les dégats sur leur maisons à Dahiye, El Khalil leur rendit volontiers ce service.

Six mois plus tard, ils sont tous rassemblés dans l’appartement du fiancé de Bissan dans le quartier chrétien d’Achrafieh. Manque seulement Tamara, la jeune femme blonde de la photo. Jad, le conducteur, se souvient qu’il a hésité une seconde avant de découvrir la voiture. "je me suis dit que cela pouvait donner une image fausse. Mais il faisait chaud, nous étions cinq dans une petite voiture, et voulions tous voir ce qui était arrivé à notre quartier".

Ils n’ont pas aperçu le photographe Spencer Platt, mais ont entendu parler de la photo quand elle a été publiée par Paris Match en septembre. Ce n’est pas tant la photo qui les a génés, mais la légende qui l’accompagnait : De riches chrétiens libanais font du tourisme dans les banlieues dévastées de Beyrouth.

"Observez bien la photo", dit Bissan Maroun, qui est employée de banque, "je peux vous assurer que nous ne nous réjouissons pas. Nos visages expriment la consternation devant ce que notre quartier avait subi. Et je peux vous affirmer que personne sur cette photo n’appartient à la bourgeoisie chrétienne".

Reste la question de leur look. Pourquoi donc s’être habillé de T-shirts moulants avec des lunettes de marques un jour comme celui-là, dans un quartier traditionnaliste de la ville ?

"Hé ! nous sommes Libanais !" s’exclame Nour." Nous ne nous sommes pas habillés comme cela pour aller à Dahiye. Nous nous habillons comme cela tous les jours ! En une autre occasion, personne n’y aurait prêté attention. C’est le contraste avec les destructions à l’arrière plan qui a fait la différence". "il y a quelque chose que le monde doit comprendre au sujet du Liban", ajoute El Khalil, "Le glamour est très important ici. Cela dépasse les différences de classes. Même si vous êtes pauvre, vous avez envie d’être glamour".

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Les jeunes libanais se demandent pourquoi c’est cette photo qui a été primée, et non "la photo du jeune garçon mort extrait des décombres après le bombardement de Qana". "Est-ce parce que la photo d’un enfant tué dérangerait l’occident", se demande El Khalil, qui a l’impression que la photo de Platt est dangereuse. "Elle détourne l’attention des réalités terribles de la guerre. Elle confirme le préjugé que beaucoup éprouvent en occident, selon lequel la guerre ne concernerait que des gens qui ne leur ressemblent pas".

Wissam Awad, le compagnon de Bissan Maroun, va plus loin. "Donner la récompense à la photo du jeune garçon mort aurait terni la réputation d’Israel à travers le monde. La photo de Platt ne fait pas ça. Au contraire, elle suggère que les chrétiens n’avaient rien à voir avec la guerre, qu’ils étaient tous opposés au Hezbollah et étaient du coté d’Israel. Et ça n’est tout simplement pas vrai".